Saisine du Conseil constitutionnel en date du 7 juillet 2011 présentée par au moins soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2011-635 DC

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°0185 du 11 août 2011
Date de publication11 août 2011
CourtCONSEIL CONSTITUTIONNEL
Record NumberJORFTEXT000024457319




LOI SUR LA PARTICIPATION DES CITOYENS AU FONCTIONNEMENT DE LA JUSTICE PÉNALE ET LE JUGEMENT DES MINEURS
Monsieur le président du Conseil constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
Nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs.


I. ― Sur l'ensemble des articles soumis à l'expérimentation
au titre de l'article 31 de la loi


Selon les termes de l'article 31-II de la loi qui vous est déférée : « Les articles 10-1 à 10-14, 258-2, 264-1, 399-1 à 399-14, 461-1 à 461-5, 486-1 à 486-4, 510-1, 512-1, 712-13-1, 720-4-1 et 730-1 du code de procédure pénale et l'article 24-5 de l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 précitée résultant de la présente loi sont applicables à titre expérimental à compter du 1er janvier 2012 dans au moins deux cours d'appel et jusqu'au 1er janvier 2014 dans au plus dix cours d'appel. Les cours d'appel concernées sont déterminées par un arrêté du garde des sceaux. »
Sont ainsi conçues à titre expérimental l'ensemble des dispositions, et uniquement celles-ci, qui ont pour objet d'adjoindre des citoyens assesseurs aux tribunaux correctionnels, aux chambres d'appels correctionnels, aux tribunaux d'application des peines aux chambres de l'application des peines et aux tribunaux correctionnels pour mineurs.
Parce qu'elles portent atteinte au principe d'égalité devant la loi (1), au caractère limité et réversible que doit revêtir l'expérimentation (2), à la compétence du législateur (3), au droit à un tribunal indépendant et impartial (4), et à la bonne administration de la justice, ainsi qu'au bon usage des deniers publics (5), les requérants vous demanderont de les censurer toutes.
1. Quant à la rupture d'égalité devant la justice :
Il ressort de votre jurisprudence devenue constante que les articles 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel la loi « est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse », et 16 qui dispose que toute « société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution », impliquent que « si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties » (2010-15/23 QPC du 23 juillet 2010, cons. 4).
Ainsi, comme l'indique le commentaire aux Cahiers de cette même décision, l'égalité devant la justice est traitée par votre haute juridiction de manière autonome « chaque fois qu'une modalité de l'organisation judiciaire ou des règles de procédure placent dans des situations différentes des plaideurs, qui se trouvent dans une situation procédurale identique. C'est le traitement égal de toutes les personnes poursuivies, ou, mises en examen, ou prévenues, accusées, ou parties civiles ».
Vous avez en conséquence jugé que le principe d'égalité devant la justice faisait « obstacle à ce que des citoyens se trouvant dans des conditions semblables et poursuivis pour les mêmes infractions soient jugés par des juridictions composées selon des règles différentes » (75-56 DC du 23 juillet 1975, cons. 5).
Et comme l'indique le commentaire aux Cahiers de votre décision n° 2011-629 DC du 12 mai 2011, « seuls des critères objectifs et rationnels peuvent permettre, au regard du principe de l'égalité devant la justice, de traiter différemment les justiciables ».
Or en l'espèce, indépendamment là de tout critère relatif à la nature de l'infraction poursuivie, c'est un critère spatial qui a été retenu par le législateur, puisque c'est le lieu où une infraction aura été commise qui commandera la composition de la formation de jugement compétente. Selon le choix du garde des sceaux, l'auteur d'un délit commis à Quimper ne sera pas jugé par le même tribunal que l'auteur du même délit à Avignon.
Quelque deux siècles après la Révolution, le législateur, probablement inspiré par des Pensées qui n'étaient pourtant pas les siennes, s'est ainsi improvisé Blaise Pascal, en redonnant corps à la maxime « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Cette méconnaissance manifeste du principe de l'indivisibilité de la République pourtant inscrit à la première phrase du premier article de la Constitution emporte ainsi une rupture non moins manifeste de l'égalité des citoyens devant la justice, car si le critère du lieu de la commission d'une infraction est bien objectif, il est à l'évidence irrationnel dans le domaine de la justice pénale.
A n'en pas douter le Gouvernement invoquera, comme il l'a été fait au cours des travaux préparatoires, une circonstance excluant l'inconstitutionnalité du nouveau dispositif tirée de l'article 37-1 de la Constitution selon lequel : « La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental. »
L'étude d'impact suggère à cet égard que le dispositif est bien conforme à l'article 37-1 de la Constitution, et se fonde pour cela sur votre décision n° 2009-584 DC du 16 juillet 2009 relative à la réforme de l'hôpital, et à propos de laquelle elle indique étonnement, et à tort, que c'est votre « seule décision qui a statué sur cet article depuis sa création » (p. 59).
C'était pourtant ignorer que c'est dans vos décisions n° 2004-503 DC du 12 août 2004 et n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007 que vous avez fixé les limites du droit à l'expérimentation, en jugeant que l'article 37-1 autorisait, « dans la perspective de leur éventuelle généralisation, des expérimentations dérogeant, pour un objet et une durée limités, au principe d'égalité devant la loi », à condition d'en « définir de façon suffisamment précise l'objet et les conditions » (respectivement cons. 9 et cons. 13).
Mais, même s'il est exact que le texte de l'article 37-1 n'exclut pas, par lui-même, du champ de l'expérimentation les libertés publiques, il vous appartiendra de rappeler que cette absence de limitation expresse ne peut être interprétée comme une acceptation inconditionnelle de toute forme d'atteinte au principe d'égalité devant la loi et la justice (1).

(1) Comme le relève Guy CARCASSONNE : « A tout le moins, le constituant aurait dû faire figurer ici la même limite que celle qu'il a prévue au quatrième alinéa de l'article 72 (le respect des conditions essentielles de l'exercice d'une liberté publique ou la protection d'un droit constitutionnellement protégé). Faute de l'avoir fait, l'on peut n'avoir combattu un excès, celui des restrictions trop rigides à l'expérimentation, que pour tomber dans l'autre, celui de son acceptation inconditionnelle. Ne cachons pas que ce laconisme effraie » (La Constitution, Seuil, 2009, 9e éd., p. 194)



Ainsi le professeur Bertrand FAURE relevait-il très justement, à propos du pouvoir de différenciation de la règle, qu'il était « exclu en matière de droits et libertés parce que les garanties essentielles des individus sont en cause », et que « l'égalité formelle trouve naturellement son champ d'application lorsque l'homme, en lui-même, est en jeu, indépendamment des structures administratives et sociales et des calculs faits, au moment de légiférer ou d'administrer, pour son épanouissement concret » (2).

(2) « Les relations paradoxales de l'expérimentation et du principe d'égalité (à propos de la décision n° 2004-503 DC du 12 août 2004, loi relative aux libertés et responsabilités locales) », RFDA, 2004 (6), pp. 1150-1156



Or en l'espèce, et contrairement au précédent évoqué par l'étude d'impact de la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites aux femmes, il ne s'agit pas là d'expérimenter un nouveau procédé technique, mais bien de toucher directement à la liberté individuelle du justiciable. En effet, si en soi l'expérimentation consiste à procéder à une forme d'échevinage des tribunaux pour une certaine catégorie de délits, il n'en demeure pas moins qu'elle aura des conséquences sur la liberté individuelle des personnes concernées, puisqu'il ne saurait être nié que la différence de composition des tribunaux emportera des différences sur le contenu de leur décision.
Certes, il ressort clairement des travaux préparatoires et des débats que l'on ignore à ce jour dans quel sens cette nouvelle composition fera pencher la balance, si ce sera vers plus ou moins de sévérité dans les décisions rendues. Mais c'est précisément cette inconnue qui est porteuse d'arbitraire dans l'application du nouveau dispositif, car cette rupture d'égalité devant la justice aura nécessairement pour conséquence une rupture d'égalité dans l'application de la loi ; rupture qui sera fondée non pas sur un élément rationnel et objectif lié au comportement même du justiciable, mais sur le seul lieu où il se trouve.
Un exemple flagrant de rupture d'égalité découle également de la rédaction même du nouvel article 399-7 du code de procédure pénale. Il prévoit en effet que lorsque le tribunal correctionnel dans sa formation citoyenne est saisi selon la procédure de comparution immédiate, le prévenu pourra faire non pas l'objet d'une détention provisoire de droit commun de trois jours, mais d'une détention d'un délai exceptionnel de huit jours !
Enfin, les requérants attirent votre particulière attention sur la lecture qui doit être faite de votre décision n° 2007-557 DC. Dans cette décision, vous aviez validé la possibilité de traiter différemment les étrangers s'agissant des modalités d'établissement de la preuve de leur état civil. Vous auriez pu à cette fin vous contenter de constater...

Pour continuer la lecture

SOLLICITEZ VOTRE ESSAI

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT