La gestion du risque aérien: un exemple, pour la médecine, de l'utilisation du retour d'expérience
Auteur | Olivier Ferrante; Didier Delaitre |
Occupation de l'auteur | Bureau Enquêtes et analyses pour la sécurité de l'aviation civile. |
Pages | 91-110 |
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Le décret du 8 novembre 2001 relatif aux enquêtes techniques sur les accidents et incidents dans l'aviation civile a notamment changé le nom du BEA. Le «Bureau enquêtes-accidents» est devenu le «Bureau d'enquêtes et d'analyses pour la sécurité de l'aviation civile» et conserve le sigle BEA. Ce changement de nom, qui se traduit par la disparition du mot «accidents» et l'introduction du mot «analyses», vient souligner l'importance accordée aux démarches proactives. Ces analyses viennent compléter les enquêtes «réactives» qui sont systématiquement conduites à la suite d'un accident.
En faisant une analogie avec la médecine, on peut dire qu'il existe des analyses cliniques et des analyses épidémiologiques. Dans le premier cas, il s'agit de l'analyse approfondie d'une occurrence, c'est-à-dire d'une enquête pour la sécurité aérienne et dans le deuxième cas, les analyses peuvent être des statistiques ou des études de sécurité fondées sur plusieurs occurrences.
Après une description du cadre et des objectifs des enquêtes techniques, ce document va analyser les évolutions de la sécurité aérienne et explorer des pistes pour obtenir des gains supplémentaires de sécurité dans les années à venir. Il s'agira aussi de préciser la définition des données de sécurité et d'expliquer les différents niveaux d'analyses que des organismes comme le BEA peuvent mener.
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Le transport aérien a connu en un siècle un développement extraordinaire. Parallèlement, cette activité est devenue extrêmement sûre, même si quelques rares catastrophes, à l'instar de celle du Concorde, viennent rappeler que la sécurité est fragile et se dégrade vite si on ne lutte pas sans cesse pour la maintenir ou l'améliorer.
Presque tous les aspects de l'aviation civile, aussi bien techniques qu'économiques, sont normalisés, réglementés et contrôlés de la conception des aéronefs à la gestion de leur circulation. Très tôt, la nécessité d'un bouclage permanent a été reconnue pour rechercher l'efficacité maximale de cette organisation. Ceci impliquait l'exploitation systématique des événements inhabituels, accidents et incidents, et le retour organisé des enseignements vers le savoir-faire collectif. Parce qu'elles permettaient cette utilisation de l'expérience, les enquêtes sont ainsi devenues un outil indispensable et central pour la sécurité de l'aviation.
Au cours des années, une organisation complexe, à l'échelle mondiale, a été mise en place sous l'égide de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) pour promouvoir la sécurité de l'aviation civile. En effet, en matière de sécurité aérienne, les aspects internationaux sont incontournables. Un incident aujourd'hui au Mexique peut annoncer et aider à prévenir un accident demain en Inde, et vice-versa. Cohérence et coopération internationales sont donc essentielles. C'est pourquoi les dispositions de base relatives aux enquêtes sont partout les mêmes, elles découlent de l'article 26 de la convention relative à l'aviation civile internationale, signée à Chicago le 7 décembre 1944 et de l'annexe 13 à cette convention.
L'enquête sur une occurrence (un accident ou un incident) comprend cinq facet- tes largement imbriquées:
Il s'agit d'informer le BEA qu'une occurrence intéressant la sécurité s'est produite et, accessoirement, de préserver les données pertinentes en vue de leur exploitation éventuelle. Quand l'occurrence survient sur le territoire national, la notification est faite par le pilote commandant de bord à l'autorité de l'aviation civile la plus proche, laquelle prend les premières mesures de protection des données et informe le BEA. Quand l'occurrence survient à l'étranger, l'annexe 13 prévoit que l'autorité d'enquête compétente informe le BEA, mais l'exploitant ou le propriétaire de l'aéronef doit également l'informer directement.
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Avant toute interprétation, il faut rassembler les faits pertinents pour la compréhension de l'occurrence. Ces constatations seront d'autant plus utiles et complètes qu'elles auront été faites rapidement par des professionnels qualifiés, ce qui suppose que l'occurrence a bien été identifiée et immédiatement signalée.
Il convient ensuite d'exploiter les éléments recueillis, c'est-à-dire de procéder à l'exploitation des enregistrements, à l'examen des ruptures ou de certains équipements, aux reconstructions, autopsies, simulations, etc. Il faut procéder également à la synchronisation des différentes informations disponibles (par exemple rapprocher les enregistrements de bord des enregistrements radar ou des éventuelles déformations de la structure), à l'examen de la réglementation applicable ou des structures de l'entreprise, etc. Il s'agit de compléter les faits rassemblés et de les comprendre, aussi précisément que possible.
Après la reconstruction du scénario de l'occurrence, ou parfois des divers scénarios possibles, la dernière phase de l'enquête comporte l'identification et la compréhension des diverses imperfections ou défaillances du système au sens large qui ont contribué à l'occurrence, l'ont favorisée ou ne l'ont pas empêchée. Elle doit permettre d'en tirer des enseignements pour l'amélioration de la sécurité, notamment au travers des recommandations de sécurité. Avec l'élévation du niveau de sécurité de l'aviation et la complexification des systèmes embarqués, il devient de plus en plus difficile de se satisfaire d'une cause unique, «immédiate», cause qu'en caricaturant un peu on qualifierait d'anecdotique pour la sécurité. L'accident résulte souvent d'un faisceau de causes diverses dont l'enchaînement, très peu probable, s'est pourtant matérialisé. Corrélativement, pour progresser et prévenir, il faut comprendre comment cet enchaînement a pu se développer, il faut aller aux causes profondes.
L'enquête n'a de sens que dans la mesure où elle est étroitement liée à la transmission de l'information acquise. L'annexe 13 fournit un canevas pour structurer le rapport d'enquête et transmettre des données de sécurité. Chaque organisme d'enquête dans le monde publie ainsi des rapports au standard OACI. Longtemps, il a suffi d'informer rapidement les responsables et les entreprises concernées, de façon à leur permettre de prendre les mesures qui s'imposaient. Ceci reste bien sûr une exigence forte. Progressivement cependant, il est apparu nécessaire d'aller au-delà, d'informer clairement et régulièrement le public, ne serait-ce que pour éviter une crise de confiance. De plus, nul ne peut ignorer aujourd'hui l'attente des victimes et de leurs familles pour une information rapide et précise. C'est Page 94 pourquoi le BEA fait des points réguliers au cours des grandes enquêtes, diffuse largement ses rapports et les met en ligne sur son site Internet www.bea.aero.
La courbe [a] de la figure 1 est l'indicateur le plus utilisé pour représenter l'évolution de la sécurité aérienne du transport public dans le monde. Elle décrit le taux d'accidents (avec perte de cellule « hull loss») en fonction de l'activité aérienne (ici le nombre annuel de départs). Elle montre une forte décroissance du taux d'accident au cours années 1950 à 1970 et donne l'impression qu'il existe ensuite un «plateau» de sécurité qui paraît constant autour de 10-6 (c'est-à-dire un accident majeur par million de départs).
[GRÁFICOS DISPONIBLES EN PDF ADJUNTO]
Figure 1 - Évolution de la sécurité aérienne (transport public dans le monde).
On peut établir quatre périodes au cours desquelles la sécurité aérienne a progressé ou s'est stabilisée avec des politiques complémentaires. Chaque période est caractérisée par des approches en matière de sécurité aérienne qui s'imbriquent au fil des ans.
Pendant cette période, la forte décroissance du taux d'accidents correspond essentiellement à l'amélioration de la fiabilité technique des aéronefs et de l'environnement (installation de moyens de radionavigation, amélioration de la couverture radar, etc.). La formation (avec l'arrivée des simulateurs de vol), le renforce-Page 95ment des normes et des procédures et bien sûr le développement du trafic aérien ont notamment contribué à faire diminuer ce taux d'accidents. Les enquêtes-acci- dents ont constitué la boucle principale de retour d'expérience pour identifier les défaillances et les corriger.
Le modèle de sécurité qui prévalait jusqu'aux années 1970 se fondait essentiellement sur la...
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