Saisine du Conseil constitutionnel en date du 20 mai 1998, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 98-401 DC

JurisdictionFrance
Publication au Gazette officielJORF n°136 du 14 juin 1998
Record NumberJORFTEXT000000557964
CourtCONSEIL CONSTITUTIONNEL
Date de publication14 juin 1998

LOI D'ORIENTATION ET D'INCITATION

RELATIVE A LA REDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL

Le Parlement a définitivement adopté, le 19 mai 1998, la loi « d'orientation et d'incitation à la réduction du temps de travail » qui, selon l'exposé des motifs rédigé par le Gouvernement, « traduit la volonté de celui-ci de recourir à tous les moyens possibles pour réduire le chômage, et en particulier la réduction du temps de travail » ; la conviction est encore exprimée, dans cet exposé des motifs, qu'« une réduction du temps de travail bien conduite peut créer des centaines de milliers d'emplois, ce qu'aucune des politiques mises en oeuvre depuis une vingtaine d'années n'est parvenue à faire jusqu'ici ».

Cette présentation des choses a été vivement combattue à l'intérieur même du Parlement, lors des débats d'examen de la loi, et par des experts nationaux et internationaux qui ont fait valoir qu'au contraire la politique de réduction du temps de travail menée de cette façon risquait d'aggraver le chômage. M. Gilles de Robien lui-même, promoteur d'une démarche incitative de la réduction du temps de travail, a condamné, dans son exception d'irrecevabilité soutenue en première lecture, le caractère contraignant de cette loi et les conséquences néfastes de cette méthode erronée sur l'emploi. Au fil des débats, d'autres considérations ont ainsi été mises en avant, comme l'amélioration qualitative de la vie des travailleurs ou le droit au temps libre « condition de l'exercice de la citoyenneté » (M. Gremetz, JO, Débats, 2e séance, 24 mars 1998). Ce changement de perspective est important dans la mesure où il détermine le cas que l'on doit faire ou non en l'espèce du droit à l'emploi reconnu par le Préambule de 1946 et de la possibilité de s'en réclamer pour justifier l'atteinte à d'autres principes, objectifs et règles de valeur constitutionnelle que méconnaît la présente loi.

Peu assurée dans la défense du droit de l'emploi, critiquée par ceux-là mêmes qu'elle entend régir, entreprises et salariés, dénoncée comme une erreur par nombre d'organismes internationaux experts comme dernièrement le Fonds monétaire international, isolée au sein de l'Union européenne au moment même du passage à la monnaie unique, la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail est également, par l'ensemble de son dispositif et par plusieurs de ses dispositions, contraire à la Constitution, comme l'a notamment relevé Mme le président Nicole Catala (JO, Débats, 2e séance, 24 mars 1998, p. 2043), en soutenant l'exception d'irrecevabilité à l'encontre de ce texte, devant l'Assemblée nationale, en seconde lecture de la loi.

C'est pourquoi, conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, les députés soussignés la défèrent au Conseil constitutionnel, et lui demandent de la déclarer non conforme à la Constitution, notamment pour les motifs suivants.

I. - Méconnaissance de l'« exigence constitutionnelle

de clarté de la loi »

1. Tous les commentateurs de la loi se sont accordés à considérer qu'on est là en présence d'une réforme fondamentale ; telle a été également la présentation du Gouvernement. Mais le même accord se fait pour considérer que cependant rien n'est clair ni vraiment arrêté, comme le relève éloquemment le titre même de la loi : « loi d'orientation et d'incitation ».

Si l'on considère en effet l'article 1er de la loi, on retient que, par insertion d'un nouvel article L. 212-1 bis du code du travail, « la durée légale du travail effectif des salariés est fixée à 35 heures par semaine à compter du 1er janvier 2002... » et à compter du 1er janvier 2000 pour les entreprises employant plus de 20 salariés.

La suite de la loi comporte un certain nombre de prévisions et surtout des mécanismes d'incitation et d'avantages consentis aux entreprises qui réduisent la durée du travail avant le 1er janvier 2000. On y reviendra. Mais l'article 9 de la loi ajoute que :

« Au plus tard le 30 septembre 1999, et après concertation avec les partenaires sociaux, le Gouvernement présentera au Parlement un rapport établissant le bilan de l'application de la présente loi, qui portera précisément sur les résultats de la politique d'avantages et d'incitations à la réduction conventionnelle du temps de travail menée entre-temps. Le rapport présentera les enseignements à tirer de ce bilan pour la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail prévue à l'article 1er », et notamment « en ce qui concerne le régime des heures supplémentaires, les règles relatives à l'organisation et à la modulation du travail, les moyens de favoriser le temps partiel choisi, la place prise par la formation professionnelle dans les négociations et les modalités particulières applicables au personnel d'encadrement », etc.

C'est dire que le législateur se déclare lui-même dans l'incertitude du contenu exact de la réforme qui doit s'appliquer en 2000 ou 2002 selon les entreprises ; il renvoie expressément à des lois complémentaires à intervenir sur la base du bilan prescrit pour 1999, qui sera lui-même essentiellement fonction de la pratique conventionnelle des entreprises d'ici là.

Or l'article 34 de la Constitution donne compétence au Parlement pour « fixer les règles » qui gouvernent les matières relevant du domaine de la loi. Sans doute le législateur peut différer l'entrée en vigueur de la règle qu'il fixe ; sans doute encore les règles fixées peuvent-elles avoir pour finalité d'« inciter » les administrés à un comportement déterminé et c'est fréquemment le cas en matière sociale (p. ex., la loi du 11 juin 1996 et auparavant le mécanisme prévu par la loi d'habilitation du 7 janvier 1982 sur la base de laquelle est intervenue l'ordonnance du 16 janvier 1982).

Mais la formule adoptée par la présente loi est inédite. Elle consiste à indiquer des règles dont l'application est différée et que le législateur s'engage à modifier d'ici là, en fonction des résultats de mesures d'incitation qui sont elles-mêmes déterminées dans la perspective d'une réforme incertaine. Cette approche « circulaire » du problème de l'emploi n'a pas échappé et justifie que plusieurs parlementaires lors des débats aient vu dans la loi en cause une « expérimentation hasardeuse ».

D'un point de vue pratique, la loi a ainsi pour effet de troubler les perspectives économiques et sociales, sans indication certaine sur la règle de fond qui s'appliquera ultérieurement. Le législateur ne « fixe » rien ; il perturbe. Et par là, il contrevient aux règles constitutionnelles qui s'imposent à lui.

2. En effet, comme l'a fort justement relevé le président Mme Catala, au soutien de l'exception d'irrecevabilité présentée par elle en seconde lecture (réf. ci-avant), la technique législative ici utilisée, qui consiste à annoncer la règle nouvelle tout en la retenant, est contraire au principe constitutionnel qui interdit aux organes qu'elle investit - dont le Parlement - de ne pas exercer leurs compétences entières sur les questions dont ils se saisissent ; c'est bien « d'incompétence négative » qu'il s'agit, sous une forme un peu particulière, il est vrai ; et le Conseil constitutionnel déclare non conformes à la Constitution les lois qui restent en deçà de la compétence du Parlement (p. ex., Cons. constit. 20 mars 1997, JO 26 mars 1997, p. 4661 ; 21 janvier 1997, JO 25 janvier 1997, p. 1285).

En l'espèce, le législateur se saisit de la matière de la durée du travail, qu'il est sans doute compétent pour réglementer ; mais il ne légifère pas vraiment, se bornant à afficher un horizon législatif incertain et même improbable dans les termes où il s'exprime pour : 1o Sacrifier à l'incantation politique ; 2o Accroître sa pression sur les partenaires sociaux. Ce n'est plus une loi, mais un acte politique. La loi, quant à elle, doit épuiser la compétence qui s'exerce et qui est une compétence de commandement.

Ainsi, l'article 13 de la loi réserve la compétence que le législateur prétend exercer aux articles 1er et 2. Le système n'a rien à voir avec les précédentes lois incitatives où les partenaires sociaux étaient invités à négocier dans un contexte législatif définitif et non expérimental.

3. De manière plus générale, on observera, à cet égard, que beaucoup de critiques formulées contre le texte examiné tiennent à l'imprécision de nombre de ses dispositions. A ces critiques, le Gouvernement a souvent répondu en renvoyant soit à des textes réglementaires à venir, soit à des négociations collectives futures.

Il convient notamment de citer, à ce titre, les dispositions suivantes :

L'article 3-VI, alinéa 3, opérant un renvoi au pouvoir réglementaire sur le point très important des aides à la réduction du temps de travail, et selon des critères aussi imprécis que : « proportion importante », « proches du salaire minimum de croissance », etc., alors qu'il s'agit de respecter les exigences du principe constitutionnel d'égalité ;

L'article 3-VI, alinéa 5, renvoyant à un décret en Conseil d'Etat la détermination des « modalités de contrôle de l'exécution de la convention avec l'Etat et les conditions de suspension de la convention, assorties le cas échéant d'un remboursement de l'aide dans le cas où l'entreprise n'a pas mis en oeuvre ses engagements... », ce qui constitue en réalité un renvoi en cascade (la loi renvoie au décret qui précise les modalités d'établissement du régime par la convention) dont la constitutionnalité n'est pas évidente, alors surtout que les mesures de suspension de la convention et de remboursement de l'aide peuvent être rapprochées de mesures de sanction, relevant de la compétence propre du législateur ;

L'article 3 VII et VIII qui ne prévoit aucun critère ou condition de son application, laissant ainsi aux autorités chargées de le mettre en oeuvre une totale liberté incompatible avec la réserve constitutionnelle de compétence du législateur.

Ces observations relatives au manquement du législateur à son obligation d'exercer pleinement sa compétence doivent par...

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