L'opposition entre les approches européenne et américaine en matière de protection des dessins et modèles
Auteur | Jean-Luc Piotraut |
Occupation de l'auteur | Docteur en droit, Université Paul Verlaine-Metz |
Pages | 92-106 |
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Au contraire des brevets d'invention et des marques, qui donnent lieu à des différences relativement limitées entre les systèmes européens et américains, la protection des dessins et modèles est le siège d'approches opposées entre les deux continents (chapitre I), tandis que la propriété littéraire et artistique révèle, quant à elle, d'importantes divergences entre les droits nationaux (chapitre II).
Par son article 5 quinquies, la Convention de Paris de 1883 impose la protection des dessins et modèles industriels dans tous les pays de l'Union. Cela ne préjuge cependant pas des moyens de protection requis, entièrement laissés à la liberté des États membres. Ces derniers sont ainsi libres de recourir à des titres de propriété industrielle, au droit d'auteur, voire à la seule action en concurrence déloyale450.
Pour ce qui concerne les États-Unis d'Amérique, la protection de l'apparence des produits manufacturés y procède normalement du droit d'auteur ou du droit des brevets, un titre spécifique n'ayant été adopté que pour les dessins ou formes des coques de navires (section II). En Europe, au contraire, les réglementations communautaire et nationales instituent, à quelques nuances de régime près, une même protection sui generis des dessins et modèles en tant que tels (section I).
Les dessins et modèles sont l'objet d'une réglementation communautaire assez poussée, qui s'exprime, pour l'essentiel, au travers de deux textes : d'une part la directive (CE) nº 98/71 du 13 octobre 1998 sur la protection juridique Page 94 des dessins et modèles, d'autre part le règlement (CE) nº 6/2002 du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires.
À l'instar du processus suivi par l'Union européenne dans le domaine des marques, la directive fonde une harmonisation communautaire des législations nationales en la matière451, tandis que le règlement est à l'origine de la création d'un titre unitaire pour l'ensemble du territoire de la Communauté. Et quoi qu'il se superpose aux titres nationaux, ce titre unitaire est régi par un droit matériel spécifique, détaché des ordres juridiques nationaux malgré un contenu quasi-identique compte tenu précisément de l'harmonisation.
Le design industriel constitue, avec d'autres, un élément d'attraction de la clientèle dans un environnement concurrentiel. Aussi, en application du droit communautaire, la protection des dessins et modèles s'applique-t-elle à l'apparence des produits manufacturés, conférée, en particulier, par « les caractéristiques des lignes, des contours, des couleurs, de la forme, de la texture et/ou des matériaux du produit lui-même et/ou de son ornementation »452, étant entendu que doit être regardé comme produit « tout article industriel ou artisanal, y compris, entre autres, les pièces conçues pour être assemblées en un produit complexe, emballage, présentation, symbole graphique et caractère typographique »453.
Tant la directive nº 98/71 que le règlement nº 6/2002 excluent de la protection des dessins et modèles les créations visuelles suivantes :
- les programmes d'ordinateurs454, en réalité entendus ici comme « l'interface utilisateur »455, c'est-à-dire notamment les pages-écrans et les icones ; Page 95
- les formes exclusivement dictées par la recherche d'un effet technique456, dont la protection juridique est en principe à rechercher dans les seuls brevets d'invention (la protection par dessin ou modèle supposant que la forme considérée procède, au moins pour partie, de choix esthétiques et arbitraires) ;
- les pièces dites d'interconnexion457, nécessaires à l'assemblage ou au raccordement mécanique d'objets entre eux (comme les éléments d'un moteur), sauf le cas où ces pièces sont constitutives d'un ensemble modulaire458 (tels les jeux de construction ou certains meubles en kit).
Outre l'exigence de conformité à l'ordre public et aux bonnes m"urs459, un dessin ou modèle ne sera protégé, en application du droit communautaire, « que dans la mesure où il est nouveau et présente un caractère individuel »460.
Condition traditionnelle de validité des dessins et modèles, la nouveauté, entendue suivant une approche objective, suppose l'absence de divulgation publique antérieure461 d'un dessin ou modèle identique462, l'identité n'étant toutefois pas remise en cause par des différences limitées à des « détails insignifiants »463. De plus, alors que la France se tenait jusque-là à une conception absolutiste de la nouveauté464, c'est désormais une nouveauté relative des dessins et modèles qui est instituée sur l'ensemble du territoire de la Communauté européenne dans la mesure où, outre un délai de grâce de douze mois, seront privées d'effet les divulgations qui, dans la pratique normale des affaires, ne pouvaient raisonnablement être connues des milieux spécialisés du secteur concerné465.
L'exigence supplémentaire d'un caractère individuel du dessin ou modèle signifie que l'impression visuelle globale produite par la création sur l'utilisateur averti doit différer de celle suscitée par les éventuelles divulgations anté- Page 96 rieures466. Sur le modèle de la condition d'activité inventive posée en droit des brevets, pareil caractère individuel semble ainsi s'apparenter à une condition subjective de validité des dessins et modèles. Cependant, en vue de l'appréciation du caractère individuel, il est prescrit de tenir compte « du degré de liberté du créateur dans l'élaboration du dessin ou modèle »467. Si bien que, notamment dans des secteurs où les contraintes économiques ou techniques laissent une faible marge de man"uvre aux designers, d'infimes différences peuvent suffire à l'obtention de la protection des dessins et modèles.
Par principe, la protection des dessins ou modèles communautaires s'applique aux titres enregistrés par l'OHMI, tandis que les dispositions de la directive (CE) nº 98/71, transposée en particulier dans les droits français, allemand et britannique, régissent les dessins et modèles déposés auprès des Offices nationaux concernés. De manière générale, l'examen pratiqué en la matière, aussi bien par l'OHMI468 que par les Offices français, allemand et britannique, est plutôt restreint. En effet, quoi qu'il arrive au dernier de rejeter des demandes d'enregistrement en cas d'absence manifeste de nouveauté469, l'examen des trois premiers se cantonne à la régularité formelle du dossier et à la conformité de la demande à l'ordre public et aux bonnes m"urs.
Le règlement institue en outre un régime spécifique de protection de tout dessin ou modèle communautaire non déposé470, mais à la condition d'avoir « été publié, exposé, utilisé dans le commerce ou rendu public de toute autre manière de telle sorte que, dans la pratique normale des affaires, ces faits pouvaient raisonnablement être connus des milieux spécialisés du secteur concerné, opérant dans la Communauté »471. Page 97
Pour ce qui concerne l'objet protégé, la directive et le règlement précisent ensemble que, sous réserve d'ajustements sectoriels à raison du degré de liberté laissé au créateur472, « la protection conférée par l'enregistrement d'un dessin ou modèle s'étend à tout dessin ou modèle qui ne produit pas sur l'utilisateur averti une impression visuelle globale différente »473.
S'agissant ensuite des actes visés, sont interdits, à défaut de consentement du titulaire du droit, la fabrication, l'offre, la mise sur le marché, l'importation, l'exportation, l'utilisation ou le stockage à ces fins, de tout produit incorporant le dessin ou modèle474. Mais si le titre en cause est un dessin ou modèle communautaire non déposé, l'octroi de ce droit d'interdire en suppose une copie avérée, empêchant par conséquent toute contestation, de la part du titulaire, de l'exploitation d'éventuels objets similaires créés de...
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